mardi 22 mars 2011

Article de Sjón dans Le monde des Livres

A l'occasion du Salon du Livre consacré aux littératures nordiques, Le Monde a consacré son cahier littéraire du jeudi 17 mars à ce thème. Un peu de lecture...

SALON DU LIVRE DE PARIS 2011 - LITTÉRATURES NORDIQUES

Je m'écris cette lettre...

LE MONDE DES LIVRES | 17.03.11

On dit des habitants des pays nordiques, des Islandais surtout, qu'ils sont incapables de répondre à une question sans raconter une histoire. La mise en mots d'une réflexion philosophique leur étant étrangère, ils pensent qu'un récit de bonne facture et bien dit recèle tout à la fois l'idée, la critique et la conclusion. Mais pourquoi ne pas s'amuser en confiant tout cela à une histoire où l'amour de l'humanité se mêle à un humour un peu sec et à la dépression hivernale, fondateurs de ces sociétés ?

*

J'étais récemment au Danemark, à Rungstedlund, où l'écrivaine Karen Blixen habita après son retour d'Afrique et jusqu'à sa mort. J'étais là pour me faire photographier avec un objet lui ayant appartenu, et que j'avais vu un an plus tôt, alors que j'étais invité avec d'autres auteurs par l'académie danoise. Ce jour-là, on nous avait fait visiter la maison et, comme elle était fermée au public, nous pouvions accéder aux pièces d'ordinaire interdites aux touristes : la chambre à coucher incroyablement spartiate aux murs entièrement lambrissés qu'occupait la baronne, ainsi que son bureau empli de lumière, orné de fleurs cueillies dans le parc et de sagaies rapportées d'Afrique. Dans ce bureau, j'ai noté, entre autres choses, que se trouvaient mis à l'honneur, sur les bibliothèques, les principaux romans du Prix Nobel de littérature islandais, Halldór Laxness, ainsi qu'un choix de sagas islandaises ; cela soulignait l'admiration déclarée de Karen pour ces oeuvres.
Alors que je franchissais le seuil, je remarquai un objet qui me sembla à première vue être un grand javelot blanc, dans le coin derrière le poêle noir qui avait réchauffé la conteuse de génie quand elle écrivait, dans les hivers glacés du détroit de l'Øresund, comme une magicienne occupée à façonner ses anecdotes du destin - tel le sublime Festin de Babette. Toutefois, l'objet posé contre le mur blanc n'était pas un javelot arrivé là, depuis le sud du monde, au terme d'un long périple, mais une gigantesque corne de narval. Le hasard avait voulu que, plus tôt ce jour-là, dans le salon de la baronne de Blixen, j'avais lu à voix haute le chapitre d'un roman décrivant la découverte d'une défense de narval, quatre cents ans plus tôt, par un poète islandais autodidacte et un recteur d'université danois.
Quelques mois plus tard, je revins donc à Rungstedlund afin d'y être photographié avec cette pièce de collection autrefois convoitée par les rois et les papes, et qui, moulue et mélangée à de l'esprit de vin, était considérée comme détenant un pouvoir de guérison supérieur à celui de tous les élixirs du monde ; du reste, les gens croyaient que cette corne appartenait à l'animal mythique capable de faire trembler la terre, et que seules les vierges les plus pures pouvaient amadouer ; en résumé, elle provenait du front d'une licorne.
On considère comme établi que ceux qui vendaient ces cornes aux cours royales et aux cathédrales d'Europe étaient des Islandais demeurant en Islande ou au Groenland - avec le profit tiré de l'illusion qu'ils entretenaient, ils auraient financé l'écriture et la facture des sagas islandaises. Dans le bureau de Karen Blixen, je sentais sur ma paume le contact de cet objet qu'elle avait possédé, et il me semblait caresser l'essence du lien entre les littératures nordiques.
*

Petit, j'écrivais parfois des lettres dont j'étais le destinataire. Lors de mon déménagement, l'été dernier, j'en ai retrouvé une, écrite alors que je devais avoir 8 ou 9 ans, au fond d'une boîte abritant divers objets de mon enfance. Sur une enveloppe faite maison est tracé un timbre avec le dessin d'une sterne arctique, mon oiseau préféré, un drapeau islandais sur un mât et les mots "par avion", que je ne comprenais évidemment pas, mais que j'avais vus sur toutes les lettres intéressantes qui arrivaient à notre domicile. L'adresse inscrite témoigne de l'état de ma connaissance du monde à l'époque :

Sigurjón B. Sigurðsson
Kleppsvegur 120
Reykjavík
Islande
Pays nordiques
Europe
Terre
Système solaire
Voie lactée
Univers

Et, bien que l'écriture enfantine montre clairement qu'il n'y avait pas derrière ce certificat d'autre autorité que celle de votre serviteur, ce document confirme que je percevais comme un privilège le fait de voir écrit noir sur blanc que je n'étais pas seulement un habitant de l'île d'Islande, mais également de cette autre île qu'on nomme Terre. C'était une étape importante que de me percevoir en tant que partie d'un tout plus vaste que cette île boréale - laquelle me plaisait bien, même si j'avais conscience qu'elle n'était pas immense - et c'était là une tentative pour me définir en tant que participant dans la machinerie du monde.

A l'époque où cette lettre avait été "envoyée", j'ai découvert une chose qui, plus tard, m'influencerait beaucoup en tant qu'écrivain : un recueil de contes populaires islandais, trouvé dans la bibliothèque de ma grand-mère. S'est alors ouvert à moi un monde qui ne tendait pas vers l'extérieur, mais vers l'intérieur. L'intérieur d'une expérience particulière vécue par ceux qui habitaient mon pays longtemps avant moi, un univers mental façonné par leur expérience, et qui engendrait des histoires d'elfes et de monstres aquatiques, de pierres magiques et d'herbes médicinales, de pasteurs stupides et de fantômes prompts à la répartie. A cette lecture, je me reconnaissais sincèrement comme un descendant de ceux qui vivaient dans ces contes et me disais que mon adresse s'arrêtait au mot : "Islande".

Puis, à l'adolescence, j'ai découvert l'avant-garde européenne et, pendant de longues années, les idées des surréalistes m'ont beaucoup séduit. A cette époque, je me disais que mon adresse allait décidément jusqu'au mot "Europe", reconnaissons que je n'accordais guère de place à la littérature populaire de mon pays. Ce que je ne soupçonnais toutefois pas, dans l'ivresse de ma révolte, c'est qu'en réalité on m'avait envoyé parcourir le monde - comme n'importe quel nigaud de conte de fées - pour que je puisse m'y forger de nouveaux outils d'écriture et mieux travailler avec le seul matériau qui s'offre à un écrivain né dans une petite société : les histoires des siens.

Mais afin de pouvoir conter ces histoires pour qu'elles sonnent comme neuves et vraies aux oreilles de ceux qui les lisent et les écoutent, où qu'ils soient dans le monde, je dois recourir aux outils rapportés de mon expédition à mon retour en Islande, peu importe que ces artifices littéraires puissent paraître inattendus, rétifs, voire inappropriés.

M'efforçant ainsi de permettre la rencontre de traditions nationales et de nouveautés étrangères, j'espère pouvoir enfin gagner le droit de voir mes livres, ces missives que je continue de m'écrire à moi-même, s'arrêter à l'adresse qui est notre destination finale à tous : "Terre", l'île dans l'océan de l'Univers.


(Traduit de l'islandais par Eric Boury.)


Dernier ouvrage paru : "De tes yeux, tu me vis" (Rivages).

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