vendredi 11 mars 2011

De tes yeux, tu me vis, critique du livre de Sjón dans Libération par Eric Loret :


ARTICLE PARU DANS LIBERATION LE 10 FEVRIER 2010.

Boue, y es-tu ?

Critique

Un déporté juif évadé et un petit garçon d’argile... La création du Golem revisitée par un ancien guitariste de Björk       Par ERIC LORET

Certains quadragénaires connaissent déjà Sjón ailleurs que dans un livre. On l’a vu sur scène vers la fin des années 80, aux côtés de Björk, quand elle n’était qu’un morceau de sucre. Sigurjón B. Sigurðsson (de son nom complet) jouait à l’époque de la guitare invisible, et il écrivait déjà les textes de certaines de ses chansons. De tes yeux, tu me vis a été publié en 1994, ce qui le place, dans la chrononologie de l’univers sjónien, avant la Paupière de mon père (réédité en Rivages poche). Certains connaissent déjà Léo Löwe, le héros de ces deux romans, puisque c’est le nom du rabbin qui, selon le mythe, fabriqua le Golem. Löwe est ici un Juif allemand échappé du camp de Theresienstadt et transportant avec lui un petit garçon d’argile à qui il tente d’insuffler la vie. Si la Paupière… racontait ses tribulations d’exilé en Islande, De tes yeux, tu me vis se réfère au psaume 139 («De tes yeux, tu me vis, alors que je n’étais qu’une ébauche informe») et expose la création du Golem, lequel devient pour l’occasion le narrateur du livre.
Lutins. Le point de vue d’un tas de boue, c’est pas mal. Aussi confus qu’onctueux : «Et quand il ne leur resta plus qu’à border la jeune fille dans le livre, à la napper de lait et de pain, à poser le matelas sur le secrétaire afin qu’elle puisse lire tandis qu’elle mangerait quelques allumettes et qu’elle se désaltérerait avec un peu de cire chaude, ils avaient eu tout le loisir d’examiner le malheureux qui dormait comme un ange malgré tout ce vacarme.» Sjón ne s’amuse pas systématiquement à tout caramboler, mais il joue beaucoup de ce stade oral propre au conte, où toute chose et tout mot sont bons à manger. Son récit se déroule dans une cache, une chambre mystérieuse dérobée entre deux cloisons aveugles au sommet d’une auberge de Basse-Saxe, la pension Vrieslander. Là, deux hommes ont confié à Marie-Sophie la garde d’un jeune homme traumatisé. Elle tente de le nourrir, de lui parler, mais il reste plus ou moins inerte sous ses couvertures jusqu’à la toute fin du livre. Sjón développe leur histoire d’amour dans une sorte de naturalisme apprivoisé, où les gargouillis des corps blessés, la scatologie transforment la chambre en étable à lutins, du moins dans l’imagination de la jeune fille.
Le conte, c’est aussi la longue focale. Ce qui s’y passe est à distance, en modèle réduit, dans un décor qui nécessite une vraie-fausse façon de faire vivre lieux et personnages. Dès le début, plusieurs univers déploient leurs espaces-temps sur des plans différents, de la même façon que l’histoire de Marie-Sophie et Léo est imperméable à ce qui se passe dans le reste de l’auberge et de la ville - même si les disputes entre Marie-Sophie et son petit ami Karl, ses discussions avec sa patronne folle ou ses hallucinations en constituent justement le double-fond. Le narrateur, devenu géant et atemporel, explore comme un Gulliver les amours de ses parents, en commençant par soulever le toit de l’hôtel sans que cela en gêne les pensionnaires. Il est accompagné d’un interlocuteur ayant tout l’air d’un ange gardien, mais traité sauce bourgeoise, plus inquiet de l’heure du dîner que de questions divines.
«M. le maudit». Le geste gigogne qui modèle De tes yeux, tu me vis inclut encore des récits de rêves, des relectures (où l’on reconnaît aussi bien M. le maudit de Lang que des flashes d’heroic fantasy) et Sjón adore en outre sauter du récit au théâtre entre deux séquences : «La lecture est un peu comme un rêve», conclut son innocente héroïne.
Il faut toute cette bonne humeur pour faire passer un sujet finalement pas tellement jouasse. Car dans cette fantaisie, les relations ne se passent jamais et des fantômes d’hommes composés «des organes et des membres, détachés des cadavres en putréfaction sur les champs de bataille» ne cessent d’errer, engendrés «par l’insatisfaction des femmes à partir des restes des hommes qu’elles avaient aimés, et perdus».

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