dimanche 2 mars 2008

Article de Gérard Meudal à propos de "Lhomme du lac" et de "Brouillages" dans Le Monde

Je suis très heureux du bel article de Gérard Meudal dans Le Monde des Livres du jeudi 29 février. Il est élogieux quant aux deux livres dont il parle et surtout il précise deux éléments qu'il est important de garder à l'esprit quand on s'intéresse à la littérature islandaise : premièrement, la langue islandaise a très peu évolué dans sa structure grammaticale depuis le Moyen Âge et, par conséquent, la littérature de cette époque qui semble bien lointaine aux Français est toujours très présente dans l'esprit des Islandais qui baignent littéralement dans la culture des sagas puisqu'ils peuvent lire "dans le texte" les écrits des XIIème et XIIIème siècles ; deuxièmement, cette proximité a nécessairement des répercussions sur la littérature moderne. Ces données surprennent toujours les Français, il est donc bon que quelqu'un les rappelle. Merci pour cela à Gérard Meudal dont voici l'article :

Critique : "L'Homme du lac" et "Brouillages" : du mauvais côté du soleil
LE MONDE DES LIVRES 28.02.08 17h26 • Mis à jour le 28.02.08 17h26

Voilà une épineuse question enfin résolue. On s'interrogeait depuis des lustres sur les origines du roman policier. Fallait-il remonter jusqu'à Poe, Voltaire, ou la tragédie grecque ? Pour Arnaldur Indridason, le roman policier trouve sa source dans les sagas islandaises, et il revendique pour sa part l'héritage de la saga de Gisli Sursson (1), une sombre histoire de meurtre en famille dans une ferme islandaise au IXe siècle.

Ayant peu évolué, la langue ancienne des sagas est restée parfaitement accessible aux lecteurs islandais contemporains et on peut donc admettre qu'elle influence la littérature contemporaine. La floraison tardive de nombreux romans policiers dans un pays qui n'en produisait guère il y a encore quelques années peut sembler, en revanche, plus surprenante. "Le pays compte trop peu de gens (moins de 300 000 habitants), peu d'événements, un quotidien plat, explique Indridason, mais la société islandaise a évolué très vite. On est passé en peu de temps d'une société de paysans pauvres à une société citadine très riche. Mon commissaire Erlendur fait partie des laissés-pour-compte. Il n'arrive à se lier ni à la ville ni au présent."

Le père d'Arnaldur était écrivain ("J'ai été élevé au son de la machine à écrire") et a publié plusieurs ouvrages consacrés à l'exode rural, ce qui explique peut-être pourquoi le thème des déracinés se retrouve si souvent dans les livres du fils. Pourtant, ici, dans ce quatrième roman traduit en français, Arnaldur Indridason s'aventure sur un nouveau terrain, celui du roman d'espionnage. Un tremblement de terre provoque la baisse brutale des eaux d'un lac islandais. On y découvre à cette occasion un squelette vieux de quarante ans, lesté d'un émetteur-récepteur de fabrication soviétique.

UNE SAVEUR PARTICULIÈRE

L'enquête ne vise pas à exhumer les secrets d'espions du temps de la guerre froide, mais, comme d'habitude, à mettre en évidence la solitude et le désenchantement de quelques personnages inadaptés aux mutations brutales de la société. Dans les années 1960, des étudiants islandais de gauche avaient obtenu une bourse pour poursuivre leurs études en RDA, à Leipzig. Passé le premier moment d'enthousiasme, ils avaient découvert le "socialisme réellement existant".

Certains en étaient revenus horrifiés, d'autres n'en étaient pas revenus du tout, mais ils avaient tous commis la même erreur : croire que le danger vient forcément de l'étranger et que, s'il était légitime, et nécessaire, de se méfier des mouchards de la Stasi, ils n'avaient rien à craindre de leurs compatriotes.

Jon Hallur Stefansson, né en 1959, appartient à la même génération que Arnaldur Indridason. Brouillages, son premier roman, met en scène un conflit de générations qui tourne à l'affrontement sanglant.

Marteinn découvre que son père, Björn, un brillant architecte de Reykjavik, entretient une liaison avec Sunneva, la fille d'un associé qu'il a plus ou moins évincé et dont il pourrait être le père. Avec l'aide de son ami Hallgrimur, il va mener une enquête qu'il veut discrète.

Mais lorsqu'on retrouve Björn dans le coma près du chalet d'été de la famille, où gît le cadavre de Sunneva, il n'est plus temps de laisser l'enquête aux mains de détectives amateurs. Valdimar, le policier chargé de l'affaire, est lui-même un bel exemple de ce conflit générationnel.

Quand il vitupère sans cesse contre ces gens qui mènent une vie sexuelle dissolue et passent leur temps à fumer des joints, ce n'est pas aux adolescents qu'il pense mais à la génération de ses parents, et plus précisément à son père, ex-soixante-huitard.

L'élégance et la précision de la langue, qui doivent sans doute beaucoup au travail remarquable d'Eric Boury, le traducteur des deux romans, forme un étrange contraste avec la cruauté des situations. Volonté de domination, lourds silences des familles, haines recuites : bien sûr, on trouvait déjà tout cela dans les sagas, rien de nouveau sous le soleil. Sauf que le soleil islandais a la particularité de briller par son absence pendant de longs mois avant d'imposer sa présence jour et nuit, ce qui modifie légèrement l'éclairage et donne une saveur particulière à ces polars venus du Nord.

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"L'Homme du lac" (Kleifarvatn) d'Arnaldur Indridason. Traduit de l'islandais par Eric Boury. Métailié Noir, 390 p., 18 €.

"Brouillages" (Krosstré) de Jon Hallur Stefansson. Traduit de l'islandais par Eric Boury Gaïa, 320 p., 21 €.

(1) "Folio", Gallimard, traduit par Régis Boyer.

A signaler la parution en Points de La Voix, le précédent roman d'Arnaldur Indridason qui a obtenu en France le Grand Prix de littérature policière 2007.

Gérard Meudal
Article paru dans l'édition du 29.02.08

Petite précision avec retard, L'homme du lac d'Arnaldur a reçu le Prix du Polar européeen du point à l'occasion du festival Quai du Polar, à Lyon.